Assise sur une mémoire d’eau douce.
Assise sur une mémoire d’eau douce.
Cet après-midi de Juillet, dans la chaleur lumineuse enfin estivale du Quercy, célébrée par les chants des cigales exubérantes, je rentre dans le frais de mon atelier sombre.
J’y cherche quelque chose de précis, professionnel, dans le fatras et l’espace encombré par le mobilier, les verres à moutarde, le presse-purée en métal, les gamelles, et autres les ustensiles de cuisine de ma grand-mère veuve, récemment partie en terre en janvier. Je ne trouve pas ce que je cherche. Les recoins sont devenus inaccessibles. Nous avons recueillis tout ce qui aurait dû s’éparpiller entre Emmaüs et décharge. Et nous avons gardé ces objets par respect de nos chers disparus et de toute une vie modeste passée à les accumuler. Nous avons dans l’espoir de leur redonner vie et utilité. Ces objets momentanément voués au silence savent me parler, pourtant.
Où est donc cette foutue banderole de marché trop énorme qu’elle m’est désormais invisible ? Je souhaite aller dessiner au bord du Célé et proposer aux badauds mon coup de patte pour les croquer entre deux stands de producteurs.
Et puis.
Et puis, mon regard se pose sur ces deux sièges de pêcheur déposés là à mon anniversaire par mes parents de passage. C’était à Albert, mon grand-père maternel. L’un, usé, est vert d’eau comme les yeux de pépé qui s’asseyait des heures à patienter pour cueillir une carpe. L’autre, plus récent, est rouge et en bois. Un rouge vif, un peu comme les dessins des petits ronds des flancs de la truite arc-en-ciel.
Ciel. Me voilà distraite de mon objectif de départ. Je divague à la surface pour replonger délicieusement au fond du marais, accrochant mon regard sur la bourriche et l’épuisette suspendues au plafond de l’atelier, désormais miennes.
Me remontent alors mes souvenirs d’après-midis d’enfance sur les bords des étangs ou des canaux : les odeurs de ces pêches miraculeuses, celles de l’eau mêlée aux herbes taquinées par les libellules gracieuses et les danses sensuelles des araignées d’eau. Les ombres sous lesquelles nous étalions les plaids dans les hautes tiges afin d’y déjeuner et de laisser le temps béni de l’enfance s’écouler lentement dans les parfums somptueux d’une sieste impossible…
Tout cela glisse et coule comme des gouttes sur un fil de nylon qui valse amoureusement avec les mouvements circulaires des eaux. Celles de mes yeux qui jouent du tango avec ces toutes petites choses le long de mes joues.
J’ouvre donc ces « sièges – caisses » usés, comme on ouvre une malle au trésor et sur trois étages… dorment là des hameçons en pagaille, des cuillères, des petits plombs, des moulinets, des bobines de fils, des petites pinces à épiler et à couper, un dégorgeoir… je sens mon cœur se ferrer, se faire amorcer au moindre détail de tout ce savoir–faire retrouvé … je vois les mains d’Albert saisir les boites désormais rouillées à la recherche de l’outil adapté pour attraper l’animal aquatique et le sortir des fonds vaseux de l’eau verte. Ses mains habiles, … les miennes fébriles à la saisie de ces moindres détails.
Des vieux flotteurs. Des bouchons colorés. Le matériel de pêche est esthétique.
Je me souviens que personnellement, j’en faisais déjà des œuvres d’art en les suspendant comme des mobiles de Calder aux grands saules ou acacias sous lesquels Albert tentait alors de nous apprendre comment attraper un gardon, de quoi garder des souvenirs pittoresques et émus à l’âge adulte.
Le grand-père Albert, le visage protégé et ses cheveux bruns sous son chapeau de paille, le regard clair, patient, silencieux, calme, scrutait avec précision les ondines du miroir du ciel et surveillait les sortilèges qu’il avait lui-même jetés au bout de ses cannes au loin. Il avait longuement préparé, depuis la veille, du bout de ses doigts, son amorce dont l’odeur caractéristique me chatouille encore les narines. Je la reconnaîtrais entre mille malgré les écailles du temps…
Nous étions dans des paysages de Sisley ou dans quelques tableaux impressionnistes sur les bords du Loing, du canal de Briare, ou des étangs de Sologne. Pas si loin ces années 1970/1980 et pourtant : un sentiment d’éternité harmonieuse berce ces moments comme si le temps était suspendu à des évènements essentiels et universels.
Je valse et saisi alors, parmi toutes ces boites, des petites pierres à aiguiser, un sifflet, un ouvre boite, un couteau tire bouchon… et puis ce bout de papier journal. Nouvelle République centre Ouest CHER. Mardi 30 Juin 1987. Là où mes grands-parents ont décidé de mener leur barque pour une retraite dans les bocages berrichons. Il s'y est éteint en 1991.
Je dégage une espèce de tas de coton tout bouchonné. Son tablier bleu de travail délavé laisse sur mes mains une odeur de vieux grenier.
Je te revois Albert toi qu’on surnommait pépé doudou. J’entends ton accent gâtinois avec ce chant dans la voix douce. Celui qui vibre et fait chanter les airs me dire « Nom de dieu, la fumelle, r’garde don’t’c’est qu’elle m’a mis l’hameçon dans son doigt… prends les asticots, sinon j’t’les mets dans la culotte, ma méchante ! ».
Je suis alors comme ces frétillantes bestioles gluantes enfermées et perdues dans le filet de mes souvenirs, au bord de l’étang de mon cœur. Je nage, et méfiante, je me laisse attrapée au bout d’un fil d’histoire.
Je suis assise sur une mémoire d’eau douce dans la chaleur estivale d’un été. Celui éternel et figé que j’ai partagé avec mon pépé muet comme une carpe mais si bavard par ses passions silencieuses du milieu naturel.
Ce ne sont que deux sièges mais la pêche miraculeuse se tient là comme un trophée, une belle prise photographiée à jamais. Il est des hommes qui te remettent à la flotte même si tu es leur petite sirène…
Stéphanie Muzard.
Ecrit le 7 Juillet 2013 en écoutant les œuvres du guitariste Marc Giblet
valse du Chenai ou valse à ma mère. ( reprise )
Tango de l'île Rousse ( reprise )
Dernier tango, oeuvre originale
Merci à lui d'avoir accompagné sans le savoir mes souvenirs tendres d'enfance.
Lien vers son blog :
http://lesrosacesdesoleil.blogspot.fr/