Lettre de Fabrice Nicolino, victime de l'attentat Charlie Hebdo

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Mes si chers amis d’ici et d’ailleurs         

Publié le 16 janvier 2015

Je vais aussi bien que possible dans une telle situation.            Après une grosse perte de sang, deux transfusions et une            opération longue, retour au calme. J’ai reçu des balles dans            chacune de mes jambes, j’ai une plaie à la hanche et une            autre à l’épaule. Et pas mal d’éclats dans le corps, qui            n’en repartiront pas. Ils rejoignent ainsi l’éclat d’une            bombe fichée dans mon pied gauche depuis le 29 mars 1985. Ce            jour-là - fatalitas ! -, j’ai été victime d’un attentat au            cinéma parisien le Rivoli-Beaubourg.

Retour au présent : à la vérité, je n’ai vraiment            recommencé à écrire un peu que ce 15 janvier 2015. Et je            n’ai pu parcourir mes mails que ce même jeudi, huit jours            après la Grande Tuerie. J’ai reçu pour l’heure près d’un            millier de messages par toutes les sources possibles, et le            bien que m’ont fait  ceux que j’ai pu lire - une            cinquantaine - défie déjà tout commentaire. Je vous le            demande sans fausse honte : continuez ! Oh oui, continuez !            La quasi-totalité expriment une chaleur et une amitié dont            j’ai désormais un besoin quotidien.

Je n’ose penser

Coupé de l’extérieur – sans journaux, longtemps sans télé            ni téléphone -, je ne sais que les très grandes lignes de ce            qui s’est passé. Ce qui suit pourrait donc tomber à plat,            mais dans ce cas, vous me pardonnerez. Première évidence :            la réaction si spectaculaire de la société française est            évidemment un puissant baume pour les blessures du corps et            de l’âme. Je n’ose penser à mon état si les manifestations            de solidarité n’avaient rassemblé que quelques milliers de            personnes.

Bien entendu, à cette hauteur de mobilisation, le            malentendu est partout. Des gauchistes antisionistes ont            défilé avec des Juifs à Kippa, des pieux musulmans avec des            cathos anti-mariage gay, des sarkozystes et des zemmouristes            avec des mélenchonistes. Et c’est vraiment ce qui pouvait            arriver de mieux. Un tel déferlement crée nécessairement un            substrat, au sens agricole, un compost sur lequel pousseront            les réponses que nous saurons formuler ensemble.

Nul ne peut connaître le résultat de tels ébranlements, qui            touchent à l’intime des cœurs. Mais on peut du moins dire            que sans ces fondations, sans cette fondation, rien n’aurait            pu germer demain sur la terre dévastée de ce si petit pays            de France. Nous sommes désormais face à une possibilité.. Ce            qui fait peu, mais surtout beaucoup.

Les contours du Grand Partage

Vous le savez, je tiens la crise écologique, si dramatique,            comme le cadre neuf dans lequel penser notre avenir commun,            aussi compromis qu’il puisse paraître. Sous ma plume, il ne            s’agit pas d’une formule, mais d’une conviction définitive.            Elle implique, et je ne vais pas plus avant sur ce terrain            instable, une politique révolutionnaire.

Et démocratique, cela va de soi. Il faut définir les            contours du Grand Partage. Partage de l’espace et des            ressources, évidemment. Mais à condition d’y inclure nos            frères les animaux, dont le sort maudit ne cesse d’aggraver            celui de la psyché humaine. Hors ce cadre-là, selon moi, il            ne peut y avoir que ravage, destruction du monde, mortels            affrontements.

Depuis que je suis hospitalisé, et dès que j’ai pu            m’adresser à mes soignants, je me suis mis à parler. Ceux            qui me connaissent savent qu’il s’agit chez moi d’une            maladie chronique, qui ne disparaîtra qu’à ma mort. La            plupart, depuis les aides-soignants jusqu’aux chirurgiens,            passant par les infirmières – et infirmiers – m’ont paru            admirables. Écrivant cela, je ne veux pas les désigner comme            des êtres hors du commun. Ils ne le sont pas.

Le bonheur des nuits d’insomnie

Mais leur comportement réel, dans le quotidien sinistre des            services de réanimation, montre qu’il est possible de vivre            comme des hommes, dans le respect de ces valeurs            essentielles sans lesquelles la vie perd à jamais ses            repères. J’ai été heureux, au milieu des nuits de            l’insomnie, de parler de la campagne d’avant du côté de            Monpazier (Périgord), du sort des cités oubliées dans tant            de villes détruites, de mes copains d’enfance et            d’adolescence - Arabes, Juifs, Portugais ou Blacks - de            Villemomble, Montfermeil, Noisy-le-Sec, Gagny, Bondy. La            Seine-Saint-Denis de jadis annonçait la suite, sans que nous            en ayons la moindre conscience.

Mais j’ai aussi suivi comme un cours accéléré d’écologie,            au sens que je donne à ce mot transformateur. À propos du            crime global qu’est l’agriculture industrielle, des folies            de l’agroalimentaire, des délires de la chimie de synthèse,            de ces maladies créés par l’exposition à tant de toxiques,            du terrifiant problème posé par le stress hydrique – une            raréfaction des ressources en eau -, du climat.

Le monde inquiet des questions angoissées

Je vous le jure : j’ai davantage écouté que parlé. Car ce            sont eux qui racontaient, montrant à quel point la société            française sait être loin des misérables clichés déversés            chaque jour par ses « élites » politiques et médiatiques. Il            existe un espace inexploré, considérable, où de  nouvelles            questions, centrales, pourraient enfin être débattues. En            somme, ces quelques urgentistes rencontrés ici m’ont paru            comme les représentants d’un monde inquiet, qui cherche des            réponses à des angoisses désormais évidentes.

Et c’est bien pourquoi je vomis notre classe politique.            Aucun de ses membres ne saura se mettre au service de notre            peuple et de l’humanité. Chacun joue sa partition attendue.            Hollande prend la voix grave, espérant regagner quelques            points de popularité, ce qui est d’ores et déjà acquis.            Sarkozy, fidèle d’entre les fidèles à lui-même, essaie de se            placer sur la photo. Valls peaufine son personnage bien            connu de Clemenceau.

La plus merveilleuse des nouvelles

Et pourtant, l’espace existe. Il n’y a aucun doute qu’un            politicien qui romprait avec l’ancien crèverait le plafond,            et l’écran. Je vous parlais à l’instant de compost. Le            soulèvement moral de notre peuple – pas tout le peuple, ne            délirons pas – est la plus merveilleuse des nouvelles. Ce            mouvement des profondeurs ne saurait disparaître tout à            fait, et il ne pourra, en toute hypothèse, conserver des            formes aussi belles. Considérons donc que s’est ouverte une            fenêtre, que des forces hostiles tenteront de refermer au            plus vite. Ce serait donc l’heure idéale du tournant, mais            je redoute que l’occasion historique d’avancer dans la seule            direction possible – la fin de la tragédie écologique – ne            soit encore gâchée par la petitesse des idées et des            caractères.

Malgré cela, avançons, mes si chers amis. Premier impératif            catégorique : luttons contre toutes les formes de            régression, au premier rang desquelles le racisme, qui            trouvera là de primordiales raisons de flamber. Sur ce            terrain si difficile, parlons à tout le monde, sans            exclusive, car le feu est aux portes. Cela signifie pour moi            rechercher l’unité la plus large, y compris - par définition             - avec des groupes et personnes éloignés du combat pour la            vie.

Et nous fûmes 100 000 en arrivant aux portes

Parallèlement – et en même temps –, considérons avec ceux            qui le souhaitent la stupéfiante gravité de la crise            écologique mondiale. Dans ce cadre très général, il faudra            tout à la fois ouvrir en grand nos yeux, nos oreilles et            notre cœur. Jamais la situation n’a été aussi favorable à            notre cause, et il me semble possible de réunir à terme,            dans un réseau dense, 100 000 d’entre nous. Ce serait un            véritable tsunami. Une telle masse critique pourrait            entraîner dans une autre direction la société tout entière.            Vous n’y croyez pas ? Moi, si.

Franchement, qui aurait pu imaginer cette « insurrection            des consciences » réclamée depuis si longtemps par mon cher            grand ami Pierre Rabhi ? Qui ? Personne. Nul ne savait qu’il            existe encore dans ce pays une société vivante et            fraternelle. Amorphe en apparence, gorgée de pub et de télé,            se battant à l’occasion pour un téléphone portable, obsédée            par les écrans plats et les bagnoles dernier cri, la France            vient de montrer le visage du bonheur commun. À la            stupéfaction générale. La tragédie qui nous a frappés a            réussi l’impossible : créer de l’harmonie avec les gestes et            les mots de millions de personnes anonymes. Le grand fleuve            rentrera dans son lit, mais on se souviendra que la crue            régénératrice n’est jamais loin de l’étiage.

La meilleure part de nous vient de montrer ce qu’était la            beauté. Ce qu’était la Beauté.

PS :  Comme vous l’imaginez, j’enterre            mes morts. Cela me prendra bien des mois. J’aimais            personnellement certains des assassinés. Je clame à toutes            les familles de tous les disparus que je les serre contre ce            qui me reste de cœur.



18/01/2015
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